Et oui, nous y voilà, au sujet qui fâche et qui divise… L’écriture inclusive, ce terme qui fait bondir les amoureux de notre belle langue française. Ce concept qui fait se déchaîner les réfractaires les plus conservateurs, les féministes les plus virulent.e.s, les indécis les plus « jemenfoutistes ». Je m’en excuse par avance, mais on va se pencher quelques minutes sur le sujet ;)

Bon, déjà, l’écriture inclusive qu’est-ce que c’est ? Ce qu’il faut savoir en premier lieu, c’est que ce débat a été relancé et alimenté par l’éditeur Hatier qui, en Mars 2017, a sorti un manuel a destination des CE2 comportant cette pratique. Elle repose sur 3 grands principes que sont : l’accord des gardes, fonctions, métiers et titres en fonction du genre (à titre d’exemple : une autrice, une pompière, une mairesse…), l’emploi de termes plus universels pour remplacer les termes « hommes » et « femmes » quand cela est possible (préférer « droits humains » à la place de « droits de l’homme »), et enfin la fin de l’accord au masculin pour les adjectifs au pluriel avec l’utilisation du point médian (« les citoyen.ne.s ont voté ce matin »). Mais ce système d’écriture inclusive est défendu depuis 2015 par « Le Haut Conseil à l’égalité entre les Hommes et les Femmes ».

Alors pourquoi est-ce si important, en dépit de ce que certains peuvent en penser ? Dans un premier temps, parce que le langage est le reflet direct d’une culture. Effectivement, il ne s’agit pas d’un simple outil d’expression. Le linguiste Benjamin Lee Whorf l’exprime très bien en ces termes : « Nous sommes incités à penser le langage comme une simple technique d’expression, or nous ne réalisons pas que dans un premier lieu le langage est une classification et un arrangement du flux de nos expériences sensorielles qui résultent d’un certain ordre du monde, un certain segment du monde qui est facilement exprimé par le type de signification symbolique que le langage emploie. » C’est d’ailleurs une chose que met très pertinemment en scène le film « Premier Contact » dans lequel l’étude d’un langage (ici extraterrestre) permet de comprendre une civilisation, ses enjeux, son développement. Et cet aspect est très important puisque la connaissance culturelle est transmise par le langage… C’est tout du moins ce que met en évidence le Prix Nobel de Littérature, Douglas North. L’identité d’une société passe donc par l’utilisation de son langage, tout comme la transmission de sa culture. Cela me rappelle un des tout premiers épisodes de l’émission « Rendez-vous en terre inconnue », dans laquelle Murielle Robin rendait visite à une tribu d’Afrique (je suis désolée, je ne me souviens en revanche plus du nom, ni de la localité exacte). Dans cette expérience, donc, le peuple en question ne disposait que d’un seul mot pour définir l’eau, tendit que nous autres utilisons les termes « mer », « océan », « rivière », « fleuve », « lac », piscine » etc. Ce fait était extrêmement révélateur du rapport qu’entretenait cette tribu avec l’élément eau, la manière dont ils se comportaient à son égard etc. Je me souviens que cela m’avait marqué à l’époque… Mais quel lien avec l’écriture inclusive ? Me direz-vous… Et bien, justement le reflet de notre propre culture et de son avancée à travers notre langage, son ouverture et surtout son rapport au genre et aux personnes, au-delà d’un seul combat féministe.

Et justement, afin de vérifier si le langage influence réellement la société dans le cadre de l’équité homme/femme, trois chercheurs (Victor Gay, Estefania Santacreu-Vasut, Amir Shoham) ont décidé, en 2012, de mener une étude sur le lien entre les usages grammaticaux et la professionnalisation et mode de vie des femmes dans plusieurs pays. Pour cela, ils se sont intéressés à l’employabilité des femmes, la discrimination à l’embauche, les quotas de femmes dans la politique, tout en mettant cela en comparaison avec des critères linguistiques en matière de distinction des genres. Ils se sont également appuyés sur le World Atlas of Linguistic Structures (Dryer and Haspelmath, 2011) pour distinguer quatre critères sur le genre : le nombre de genre dans la langue, le genre lié au sexe biologique, l’assignement du genre, et la distinction des genres dans les pronoms. Cette étude a permis de mettre en évidence que « le besoin de se référer à un objet comme étant masculin ou féminin peut pousser les gens à attribuer sélectivement des qualités masculines ou féminines à cet objet, ce qui renforce les stéréotypes. Cette proéminence dans la grammaire peut influencer la mentalité du locuteur et ses représentations du masculin et du féminin dans la société. » Cependant, les chercheurs ont également pu réaliser que la culture du pays joue un rôle tout aussi important. Notamment en France, pour ne citer qu’un pays, où la distinction du genre est forte en langue, mais où des lois ont été votées pour promouvoir l’égalité, avec l’instauration de quotas en politique par exemple. Il semblerait donc que la langue et la société s’auto-influencent.

 

Voilà pour le contexte culturel du langage et son rôle dans une société. Mais tournons nous également vers l’histoire et l’évolution de la langue française. Notre joli langage n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, c’est un fait. Une langue, qui plus est qualifiée de « vivante », est en constante évolution (et comme nous l’avons vu, souvent en fonction de la société et son contexte culturel). En école primaire, on m’a toujours appris qu’au pluriel, « le masculin l’emporte sur le féminin ». Et lorsque certaines filles tentaient de protester et de demander pourquoi, la seule réponse résidait dans un « c’est comme ça » qui n’appelait aucune réplique. Puis on s’y habitue, on adopte la règle et, tout comme l’accord du participe passé avec l’auxiliaire « avoir » quand le COD est avant ce dernier, on l’adopte. Ou presque, pour ce dernier exemple… Seulement, au cours de l’Histoire, il n’en a pas toujours été ainsi. Au Moyen-Age, déjà, les professions féminisées telle que « peintrice » faisaient parti du langage courant. C’est principalement au XVIIème siècle que la langue s’est masculinisée. La féminisation de certaines professions est petit à petit effacée des ouvrages et encyclopédies. De plus, l’Abbé Bouhours tiendra, en 1675, ce discours : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte. » Ce que le grammairien Nicolas Beauzée complètera en 1767 en affirmant que « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » C’est donc bien un mode de pensée sexiste qui est à l’origine de la fameuse règle appliquée encore aujourd’hui. Avant ce nouveau fonctionnement, il existait pourtant une règle, plus logique, dite « de proximité ». Cette règle, qui se pratiquait en grec ancien, en latin et en français, consistait à accorder l’adjectif avec le nom le plus proche. Ainsi, la phrase « Le camion et la voitures sont verts » se serait écrite et prononcée ainsi : « Le camion et la voiture sont vertes », « voiture » étant le mot le plus proche de l’adjectif « vert ». Bien que choquant à l’oreille à notre époque, cette utilisation était courante et faisait preuve d’une certaine logique grammaticale. Dans le numéro 301 du magazine Sciences Humaines, Eliane Viennot, professeuse de littérature et historienne de la Renaissance, nous devrions user des outils que possède déjà la langue française. C'est-à-dire utiliser un mot féminin pour parler des femmes (comme « chancelière », « championne », etc.), utiliser aussi bien le masculin et le féminin pour parler d’un groupe de personnes « les agriculteurs et les agricultrices », « les français et les françaises »… (Ce que préconise également l’écriture inclusive. D’ailleurs pour éviter des malentendus, l’écriture inclusive préconise également la logique alphabétique dans l’ordre de la phrase, « les français… et les françaisES »). Mais également l’utilisation des mots anciens, tels que « autrice », issue de la forme latine et longtemps utilisé en France. La professeuse explique par ailleurs qu’avant le 17ème siècle, c’était une aberration d’utiliser le masculin pour parler des femmes, et ce dans l’ensemble des langues romanes… Ces techniques, ne compliquant pas tant que ça la langue française (pourtant déjà extrêmement complexe et méritant d’être réformée d’après certains linguistes et littéraires), offrirait une vraie logique à la pratique du français tout en éduquant à plus d’équité.

 

Cependant, un certain nombre de députés se sont mobilisés pour demander l’interdiction de l’écriture inclusive dans les manuels scolaires. Et c’est là que je vais me mettre en colère. Le député Julien Aubert aurait déclaré : « La dénaturation de la langue française est accompagnée d’une politisation du langage comparable à ce que George Orwell avait prédit avec sa fameuse 'novlangue’, utilisée par un État totalitaire pour empêcher toute pensée subversive ». Non, on ne touche pas à Orwell ! Et encore moins pour tenir ce discours ! Cela témoigne tout bonnement d’une incompréhension et même d’une instrumentalisation de l’œuvre de cet auteur qui me tient particulièrement à cœur. Pour rappel, ou simplement pour information, ce qui est appelé le « Novlangue » (ou « néoparler » dans la nouvelle traduction), est un langage devenu instrument de pouvoir et de contrôle du peuple dans le célèbre roman « 1984 » de l’écrivain. Il s’agit, pour résumer, d’un appauvrissement de la langue, une réduction de celle-ci pour empêcher les habitants d’Océania de critiquer le système totalitaire dans lequel ils vivent. L’idée étant qu’il est difficile de concevoir quelque chose si on est incapable de l’exprimer. Le principe mis en avant dans le roman « 1984 », c’est que plus on réduit un langage (en supprimant des mots, par exemple), plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens sont capables de réfléchir. Il s’agit donc de l’inverse même de l’écriture inclusive qui, au contraire, ouvre à une réflexion et une considération de l’ensemble des citoyens et citoyennes d’une société, ou d’une culture. La Novlangue est un système destiné à empêcher les idées permettant la critique de l’Etat et l’ouverture à la réflexion.

 

Le langage est donc important. Très important. Il nous façonne autant que nous le façonnons. Il reflète une culture mais l’influence aussi. C’est pourquoi la question de l’écriture inclusive n’est pas si dérisoire que cela et dépasse le simple combat du féminisme. Il concerne plus globalement la liberté de penser, la possibilité de créer une réflexion et d’ouvrir son esprit. Je conclurai avec ces quelques mots de l’auteur Bernard Gensane : « Orwell disait que [...] le langage qui est parlé à la télé, qu'on entend à la radio, qui est utilisé dans la presse, est finalement un langage qui oriente votre pensée. Faites attention à la façon dont vous parlez, faites attention aux mots qui vous sont répétés. Et j'aime beaucoup cette idée que tout peut finalement passer par le langage et qu'on peut vous décerveler complètement : non pas en vous racontant des histoires, mais en utilisant les mots dans un sens qui pervertit la langue et qui lui donne un pouvoir sur la liberté de l'individu. […] On peut se libérer par la langue, mais encore faut-il conserver toute sa richesse, sa précision, et vraiment faire un véritable travail de sémiologue, même à titre individuel. Alors que le pouvoir, et à plus forte raison le pouvoir totalitaire, a pour but de réduire la liberté mais aussi de réduire l'individu. »

 

 

 

 

 

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